
Le postmodernisme a relégué les architectes au rang de façadiers. La France est particulièrement touchée par ce phénomène où le critère dominant de sélection des projets est la perspective « photo réaliste ». L’image passe avant l’organisation du programme, avant la construction, avant les ambiances, avant le coût.
Le plus paradoxal est que contrairement à ce que l’on pense, l’image n’est pas une simulation de la réalité du projet. Elle est une image en tant que telle. Elle n’est pas l’image de ce qu’elle représente, elle n’est qu’un vecteur de communication. Ainsi, ce n’est pas le projet à travers son image qui est sélectionné mais juste l’image et les slogans qui l’accompagnent. La perspective est une préfiguration de la future photographie du bâtiment et non la visualisation du futur bâtiment construit.
Avec le postmodernisme, le schisme entre la façade et le reste du projet s’est creusé. Pour faire de l’architecture, il faut « raconter une histoire », faire du « storytelling » décoratif. Est exclu de cette histoire, l’organisation intérieure qui est définit par une accumulation de normes, de labels et d’autres habitudes héritées. N’interviennent plus dans le discours la construction, la thermique, l’acoustique et les autres domaines dits « techniques » qui sont eux l’apanage des ingénieurs.
L’architecte français n’est pas celui qui fait tenir ensemble l’usage, la construction et l’art. Car dans les années 70, il est devenu postmoderne. Depuis, il tient des discours comme le formalisait Jean Nouvel dans son texte « L’avenir de l’architecture n’est pas architectural » en 1980 dans les Cahiers de la recherche Architecturale.
« L’architecture doit désormais signifier. Elle doit parler, raconter, interroger, au mépris si besoin est (et, souvent, besoin est) de la pureté technologique, de la tradition construite, de la conformité des références aux modèles culturels (qu’ils soient d’origine classique ou moderne). »
Si dans le contexte de l’époque cette assertion était salvatrice, au moment où le modernisme était devenu un dogme utilisé à l’excès par l’industrie du bâtiment, on peut aujourd’hui se demander si le postmodernisme libérateur d’alors n’est pas, lui aussi, devenu un dogme de l’architecture communicante.
Avec le postmodernisme, l’architecture est devenue une affaire purement culturelle. L’architecte fait les façades et ce qu’il y a derrière n’est plus son affaire, c’est celle des ingénieurs, des commercialisateurs, des bureaux de contrôle, des conseillers en environnements, etc… Là où les architectes modernes faisaient une synthèse de toutes ces dimensions de l’art de construire, l’architecte postmoderne s’est essentiellement concentré sur l’emballage.
L’architecture des commerçants et des touristes
Le point de départ de la critique postmoderne consistait à refuser l’idéalisme, le purisme, le déterminisme et les autres excès d’une pensée alors dominante. Ainsi la ville ancienne a été réhabilitée. Sa richesse, sa complexité, l’accumulation de son histoire a permis de balayer la pensée de la tabula rasa. La ville italienne pour Rossi et Venturi est devenue un modèle réel remplaçant l’utopie progressiste de la perfection fonctionnelle.
Ensuite, s’est constitué un nouveau vocabulaire fait de signes. La pensée linguistique dominante dans les champs intellectuels à l’époque (sémiologie, psychanalyse ou structuralisme) est ainsi transposée en architecture. Les façades ne seront plus des compositions abstraites mais devront devenir signifiantes. On passe de l’héroïsme révolutionnaire de l’art abstrait à l’art populaire. On doit composer des éléments avec des signes : colonnes, frontons, fenêtres à croisillons, arcs de brique, toitures à deux pans, couleurs, chiffres, etc…

From Rome to Las Vegas – Venturi & Scott Brown, 1968
Le changement fondamental de la démarche postmoderne consiste à passer d’une conception universaliste du monde à une vision subjective. La critique devient l’outil de pensée majeur et remplace la construction de systèmes. La spécificité, l’exception, la singularité deviennent progressivement un nouveau dogme. Avec le postmodernisme, plusieurs décalages ont été opérés. La théorie se produit ailleurs, sur d’autres terrains, dans d’autres conditions. Elle s’adapte aux évolutions du monde.
Les théoriciens de la modernité étaient des praticiens souvent semi-autodidactes (le Corbusier ou Wright). Ils ont construit leurs discours en pensant l’action. Les critiques postmodernes sont plutôt des architectes-enseignants au long parcours universitaire (Rossi ou Venturi). Leur matériel de pensée est l’histoire qu’ils constituent dans les livres et les voyages. La pensée architecturale passe donc des mains de praticiens aux yeux d’intellectuels urbains, de la formation par l’apprentissage à celui des études longues.
Les modernes ont vécu la transition industrielle et l’arrivée du confort généralisé. Leurs propositions constructives se concentraient sur la définition d’une nouvelle habitation humaine. Leurs propositions se fondaient sur le soleil, la ventilation ou les aspects sanitaires. Les postmodernes pratiquent eux le tourisme urbain et culturel en voiture et en avion. Venturi allant même jusqu’à analyser des hangars de périphérie décorés dont le climat intérieur est assuré par de l’éclairage artificiel et de la climatisation dans le désert du Nevada. Les conditions naturelles passent au second plan de la conception architecturale. On passe de l’hygiénisme en ventilation naturelle au tourisme en climat artificiel. L’intérieur n’a plus de lien avec l’extérieur.
L’image prend alors le dessus. La photographie devient un outil de prélèvement et remplace le croquis. La profusion des publications remplit les écoles. L’image remplace l’expression constructive et programmatique. L’usine, qui était un modèle architectural valorisé pour sa simplicité, son authenticité et son efficacité constructive est remplacée par le casino ou la ville ancienne dont l’expression visible est décrite comme plus complexe et plus intelligible que les machines à habiter. L’architecture des commerçants et des guides touristiques s’impose au grand public et aux architectes.
La domination de l’œil en architecture passe du « jeu savant, correct et sublime des volumes assemblés sous la lumière » à celui de la lecture des signes et d’un potentiel langage. Le « canard » est jeté avec l’eau du bain. La construction et le programme sont abandonnés au profit d’un travail sur la façade qui s’expose comme la mise en scène d’un discours sur le site, l’histoire et parfois la fonction. La boite décorée devient l’architecture de la prospérité, du discours critique ou du plaisir plastique. Ainsi l’architecture postmoderne consiste à construire ce que l’on a dessiné et non plus à dessiner ce que l’on va construire.
Avec le recul, on peut se demander si le postmodernisme a accouché de réalisations bien meilleures que celles qui étaient critiquées. Les œuvres d’Aldo Rossi, de Venturi et Scott Brown, de Michael Graves ne semblent-elles pas les reliquats d’une passade de la mode ? On pourrait même émettre l’hypothèse que le post modernisme a cautionné l’étalement des architectures décorées des périphéries et des centres villes vitrifiées comme le modernisme l’avait fait pour les grands ensembles. On pourrait aussi mettre en regard la charte d’Athènes et le New Urbanism, les grands ensembles et les zones de développement de Disney, Chemetoff et Bofill. Entre le déterminisme fonctionnel et le verbiage décoratif, nos cœurs balancent…
Celui qui a su utiliser la pensée postmoderne pour en faire une architecture propre à son temps et non pas une simple transposition théorique est sans doute Jean Nouvel. En s’appropriant le langage visuel contemporain, du cinéma et de l’art, il a construit des bâtiments signifiant la transparence, le reflet, les chiffres, le néon, la brillance, etc. Il a, par son travail sur le contexte, réussi à révéler la spécificité des lieux où ses bâtiments s’installaient contrairement à la plupart des postmodernes qui cherchaient à mettre en scène un langage architectural. Ce concentrant sur l’œil, il a toujours utilisé une expression plastique exposant l’actualité visuelle de la culture populaire.
L’architecture postmoderne s’est développée avec la société de consommation. Elle a essentiellement consisté à décorer l’architecture moderne devenue générique et internationale. Depuis la fin du XXème siècle, elle a atteint, comme le système de la société de consommation, un essoufflement écologique, économique, culturel et social. Là où les penseurs postmodernes ont voulu critiquer les systèmes modernes pour faire parler l’architecture, ce début de XXIème souhaite remplacer les discours par des actes. La question n’est plus celle de la décoration et du langage de façade mais celle de la remise en question de l’habitation humaine.
L’architecture comme habitation terrienne
Las des discours et des circonvolutions théoriques, les occidentaux veulent à nouveau des actes pour faire évoluer l’ordre social, la relation à la terre, les usages et la technique. Sommes nous à l’aube d’une nouvelle modernité ? Le retour de la réalité n’est-il pas en train de frapper les consciences ? Ne sommes nous pas fatigués des fictions postmodernes, des discours, des images, de la climatisation, de l’éclairage artificiel ? Pourrait-on accuser de crime le storytelling de façade? Le symbolisme architectural et les métaphores simplistes ne prennent-ils pas les habitants pour des idiots ? Ces « coups de façades » qui font l’architecture des ZAC ne sont-ils pas ce que demande les élus, les commerciaux et les revues, comme autant de mensonges pour séduire les électeurs, les investisseurs et les publicitaires ? Si le modernisme a été accusé de générer un monde totalitaire, fonctionnel et déterministe, le postmodernisme peut être accusé d’avoir décoré de mensonges populaires la spéculation immobilière, l’étalement périphérique ou le marketing urbain ?
Nous ne sommes pas des prophètes et l’architecture a toujours été au service des puissants. C’est là l’enseignement cynique du postmodernisme. Les rois imposaient leur puissance par leur démesure constructive, les bourgeois ont organisé les villes en même temps qu’ils écrivaient la loi, les patrons d’industrie, distribuant les salaires, ont organisé le territoire comme une grand machine moderne, plus récemment les spéculateurs immobilier ont fait s’étaler la ville pour démultiplier la consommation des individus postmodernes. Aujourd’hui, la guerre des puissants se joue sur la reconfiguration des supports. Les plus importantes entreprises du monde sont encore celles du pétrole, de la voiture et des matières premières mais elles commencent à être détrônées par celle de l’informatique. Les ordinateurs vont remplacer les voitures et les informations, le pétrole.

Construction d’une habitation humaine par Viollet-le-Duc
Si l’on peut envisager le retour d’une certaine modernité, il n’est pas question de l’ériger en universalisme car la spécificité, le contexte, l’actualisation permanente sont des acquis du postmodernisme. La tabula rasa et le fonctionnalisme, ne sont plus des ressorts méthodologiques. La ville postmoderne analysée et plébiscité par Venturi est notre héritage vernaculaire. C’est une ville étendue, distendue, éparpillée, diffuse, jetable, franchisée largement critiquée pour ses défauts écologiques, économiques, sociaux, culturels et paysagers. Cette ville a été construite comme un collage de symboles fait de maisons iconiques, de hangars décorés et de centres villes pastiches de l’histoire. L’usage doit reprendre le dessus sur les symboles, la construction sur la décoration, l’acclimatation locale sur la climatisation, l’art sur la publicité symbolique.
Fondamentalement, les architectes doivent sortir du « tout culturel » où les a noyé le postmodernisme. Il faut changer de ministère. Il s’agit de se reposer la question de l’architecture comme abri vital pour les terriens. Il s’agit de trouver l’atemporalité dans l’actualité. De trouver une place au commun face à l’individualisme. Concrètement, les praticiens doivent reprendre la main sur les plans, accaparés par les réglementations et les habitudes. Ils doivent aussi reprendre le pouvoir sur la conception technique qui a été livrée aux outils de calculs et aux labels.
Vers une nouvelle clarté
La France est bloquée dans le postmodernisme. Les ZAC accolent des bâtiments solitaires qui cherchent tous à se distinguer par leurs spectaculaires façades faisant croire à une exceptionnalité permanente cachant des logements tous identiques. Après le postmodernisme, un mouvement protéiforme s’est pourtant développé à travers une architecture complexe. Ce mouvement dans lequel ont peut mixer l’architecture programmatique (OMA ou MVRDV), l’architecture sculpturale informatisée (Gehry ou Hadid), l’architecture déconstructiviste (Eisenman ou Tschumi). Ce mouvement de la complexité n’a pourtant pas détrôné le postmodernisme Français mené par Jean Nouvel. Le storytelling des formes et des façades règne toujours. Mais la génération qui a voulu dire, rêver et jouir doit laisser place à celle qui veut faire.
L’enjeu c’est l’actualité, savoir ce que l’on fait demain matin. Comme l’ont fait nos prédécesseurs, il est temps de bousculer les mauvaises habitudes installées : Venturi a traité le problème du dogmatisme rationnel et déterministe des bâtiment-machines, Rossi a déstabilisé le positivisme progressiste de la tabula rasa, Rem Koolhaas a remplacé l’architecture et la ville fonctionnaliste par la richesse et la puissance de la complexité en considérant la ville moderne comme la ville vernaculaire héritée, Jean Nouvel a remplacé le postmodernisme des colonnes et des frontons par la magie des illusions visuelles de la culture de l’image.
Alors quels sont aujourd’hui les sujets à traiter ? Celui du storytelling publicitaire et de la culture de l’image visant à servir à la communication des élus et des entreprises. C’est à dire remplacer le travail décoratif par celui du programme, de la construction et du climat. Il est temps de s’interroger sur les supports dont ont besoin les terriens. Il faut prendre en compte le retour de la nature, repoussé depuis un demi-siècle par la consommation d’énergie fossile. Il s’agit de s’interroger sur l’actualisation de l’habitat du XXIème siècle pour trouver les moyens d’adapter l’architecture aux réorganisations sociales en cours suite à l’intégration progressive des nouvelles technologies de la communication.

L’activité des terriens photographiée par l’astronaute Scott Kelly, 2016
L’architecture doit reprendre part à l’action pour en devenir le support. Il s’agit de rendre l’activité possible en construisant des climats adaptés et intégrés. L’architecture doit à nouveau se faire depuis l’intérieur et non depuis l’extérieur. Remplaçons les images monoculaires et statiques des perspectives par des maquettes à trois dimensions. Rappelons que notre cœur de métier est la conception de plans et non la décoration des façades. Dessinons des plans comme des organisations sociales. Affirmons que notre savoir faire est celui de l’intégration des données multiples. Concevons les choses comme partie d’un projet plus ambitieux et plus vaste que celui des discours de façade !
L’image à la une est la maison Devoldère de Jean Nouvel et D. Tissier de 1978 photographiée par Archiguide
Posted on 03/05/2016 par Emeric
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