Un été indien

Posted on 14/09/2016 par

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Cet été j’ai voyagé près du cercle arctique chez les indiens d’Amérique du Nord. J’y suis allé avec deux livres. Celui d’une anthropologue Nastassja Martin, auteur de Les âmes sauvages[1] qui a vécu deux ans chez les Gwich’in d’Alsaka et celui d’un romancier canadien Biz Fréchette qui a écrit son roman Mort-terrain[2] en enquêtant sur le territoire des Algonquins en Abitibi au nord du Québec. Ces deux textes rapportent l’expérience en immersion qu’ils ont menée pour comprendre une autre vie dans un autre monde sur terre.

Si dans les deux livres, il ne s’agit pas des mêmes tribus ni des mêmes territoires, les deux auteurs rapportent néanmoins des observations similaires : confrontés au refus des occidentaux de comprendre un mode de vie préexistant où la chasse est le point de contact avec la nature, les Indiens s’adaptent à l’envahisseur, mais s’arrangent pour continuer à vivre en liberté dans leur environnement ancestral. Ces récits montrent comment l’homme peut continuer à vivre comme il le fit pendant des millénaires en s’adaptant à son environnement et non l’inverse. Ils décrivent aussi comment, malgré les facilités offertes par l’occident, les Indiens préfèrent continuer à échanger avec la nature plutôt que d’être domestiqués.

Les indiens me sont ainsi apparus comme un paradoxe : ils sont à la fois un peuple ancien, que nous considérons en disparition, et les pionniers du monde qui arrive, celui de la post-prospérité dans lequel il faudra trouver les moyens d’habiter les ruines de la modernité. Face à quel monde de Blancs les Indiens sont-ils confrontés ? Quel monde les Indiens continuent-ils de faire survivre ? En quoi ces rescapés nous apprennent-ils à envisager l’avenir ?

 

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Le choc des mondes

En conquérant les terres sauvages, les Blancs ont cherché à imposer leur culture moderne qui considère la nature comme un objet. La nature n’a pas d’âme. C’est une chose disponible. Une vision idéaliste et figée a été imposée à des Indiens qui vivaient dans l’instabilité et l’incertitude de ce qu’offre la nature nourricière.

La société des Blancs a facilement dominé les premières nations d’Amérique grâce à son organisation administrative conjuguant droit, économie, politique, religion et force militaire. Ainsi les premiers assauts dans le grand Nord furent diligentés par les pouvoirs religieux qui vinrent évangéliser les sauvages, suivis par les compagnies minières qui exploitèrent le sous-sol. A présent ce sont les écologistes qui entendent faire de l’Alaska un idéal de nature gérée scientifiquement. Pour les occidentaux, il s’agit d’instaurer la rupture fondamentale moderne qui veut séparer l’homme et la nature. Le travail de conversion vise à tuer les esprits de la forêt pour les remplacer par un Dieu unique.

Face à l’environnement institué par les Blancs, les indiens s’adaptèrent. Nastassja Martin rapporte les propos, de l’ancien chamane Tritt devenu pasteur, au sujet des campagnes de conversion : « Depuis ce jour le révérend McDonald prêcha partout et vécu avec les Indiens et écrivit la Bible en langue indienne. Les indiens crurent et suivirent l’enseignement parce qu’Il n’y avait rien d’autre à faire. Le pasteur rendait les gens très tristes quand il prêchait »[3]. Certains chamanes devinrent ainsi des pasteurs mais comme on le voit, ils restèrent très sceptiques quant à de l’efficacité des croyances Blanches.

Voyant bien qu’ils appartenaient à un autre monde incompris, les Indiens n’abdiquèrent pas et continuèrent à vivre de la chasse. Ils ne purent jamais réellement être convertis car leur mode de vie est celui de l’adaptation. Nastassja Martin rapporte qu’ils se laissèrent paradoxalement facilement baptiser. Cela s’explique par le fait que pour eux un nom est transitoire. Par exemple, un nouveau né n’est pas nommé à sa naissance mais au cours de sa première année en fonction de la relation qu’il instaure avec son environnement. Un Indien peut ainsi avoir différents noms et peut en changer plusieurs fois dans une vie en fonction de son mode de vie et de sa personnalité. Pour nous autres occidentaux, cela est inconcevable, car notre prénom est le signe de notre individualité, de l’unicité de notre âme. La stabilité du prénom et du nom de chacun est également une condition nécessaire au bon fonctionnement de notre société administrative. Pour les indiens, le baptême était donc sans importance, un aléa avec lequel composer.

Aujourd’hui, les Indiens sont confrontés aux dérèglements environnementaux générés par l’industrie. Biz Fréchette décrit dans son roman la lutte d’une communauté indienne face à l’annonce d’un nouveau forage à proximité de ses terres. Il relate une réunion de consultation préalable organisée par les institutions en charge des questions écologiques dans laquelle les indiens interviennent. Ce passage synthétise les questionnements des Indiens face aux perturbations qu’imposent les activités économiques des Blancs :

« Ayant adapté leur langage à celui des Blancs, ils avaient remplacé la terre-mère par l’écosystème. Même si la mine n’était pas sur la réserve à proprement parler, ils craignaient la perturbation du territoire nécessaire à leur mode de vie basé sur la chasse, la pêche et la trappe. Notamment, ils redoutaient la contamination ou la baisse du niveau d’eau du lac Mistaouac. Ils se demandaient quels effets auraient le bruit, la poussière et la pollution sur le gibier. Déjà qu’il fallait aller de plus en plus au nord pour chasser. Allaient-ils être contraints de déménager une seconde fois ?

D’un point de vu légal, les Algonquins prétendaient n’avoir jamais cédé leurs droits territoriaux par traité. Ce qui signifiait que toute l’Abitibi leur appartenait et la société de forage Wendigo devait absolument obtenir leur autorisation avant de creuser. En cas de sourde oreille, ils entendaient bien faire valoir leurs droits jusqu’en Cour suprême. Gyslain Cananasso a terminé sa plaidoirie avec une citation attribuée au chef sioux Sitting Bull : « Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors l’homme blanc réalisera que l’argent ne se mange pas »[4].

La domination culturelle occidentale a conjugué ses forces pour s’imposer aux Indiens. Ceux-ci ont composé avec l’envahisseur dans un premier temps mais ils se sont rapidement rendus compte des ravages de l’activité des Blancs sur leur environnement. L’incompréhension est finalement mutuelle. Les Blancs ne comprennent pas pourquoi les Indiens veulent rester des sauvages et vivre de la chasse. Les Indiens ne comprennent pas pourquoi les Blancs détruisent leur cadre de vie comme si ils n’en faisaient pas partie. Les Indiens pointent le fait que les Blancs ne savent plus où ils résident.

Que pouvons-nous dès lors apprendre des habitants du grand Nord et de leur manière d’échanger avec l’environnement ?

 

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Un autre monde sur terre

Soumis à un milieu extrêmement rude, les Indiens ont construit une culture de l’incertitude et de l’instabilité où les esprits peuplent les bois, les choses, les animaux et les hommes. Comme dans la mythologie grecque des personnages porteurs de sens peuvent être mis en scène pour raconter toutes sortes d’histoires. Celles des retours de chasse, celles des paraboles pour les enfants ou celles de relations des hommes à la nature. C’est peut-être ces êtres mythologiques dont nous manquons aujourd’hui pour établir une nouvelle relation à notre milieu ?

Dans son roman, Biz utilise un esprit pour introduire la menace industrielle et environnementale. Il choisit ainsi d’appeler la société minière qui débarque à Mort-terrain, Wendigo. Comme les précédentes exploitations de matières premières, elle apporte avec ses promesses de richesse et un désastre environnemental qui a d’ailleurs donné son nom au village « Mort-terrain ». Un indien explique au narrateur que dans la mythologie autochtone d’Amérique du Nord, « le Wendigo est une créature maléfique qui hante la forêt en hiver ; son nom veut dire « cannibale maudit. C’est un immense humanoïde squelettique dont les orteils ont été dévorés par le froid. Toujours affamé, il a mangé ses propres lèvres. Ceux qui sont frappés par sa malédiction développent le goût de la chair humaine et finissent par manger ceux qui les entourent, y compris leurs enfants. » Il explique également « qu’à l’époque où les Indiens vivaient dans le bois, dès l’automne, les tribus se dispersaient en petit clans familiaux pour agrandir le territoire de chasse. Les hivers pouvaient être très durs, et pendant les tempêtes ou les vagues de froid, les chasseurs rentraient souvent bredouilles. La famine assiégeait les familles. Pour survivre, la tentation était grande de manger ceux qui étaient morts de faim. Certains affamés devenaient fous et tuaient carrément leurs proches pour les manger »[5]. Le Wendigo est donc la personnification en une sorte de monstre mythique des tragédies de l’histoire des indiens (la folie apportée par la faim).

Nastassja Martin décrit aussi plusieurs âmes qui peuplent la forêt. Il y a par exemple le Chatt’an qui apporte la terreur, la folie et le sang. Le Chatt’an est un ours qui n’hiberne pas. Il est affamé et ère dans les bois. Il a pour habitude de se rouler dans les mares d’eau. Le froid couvre alors son pelage de glace et l’habille d’une armure qui le rend extrêmement dangereux car ni les flèches et ni les balles de fusils ne la transperce. Le manque de nourriture le rendant fou, il est extrêmement agressif. Jusqu’à peu, seuls quelques chasseurs en avaient croisés mais avec le dérèglement climatique, ils se mettent à attaquer des villages. Le Chatt’an est l’âme folle et meurtrière de la forêt en détresse.

Le Naa’in est un autre personnage très répandu dans la culture indienne. C’est l’homme de la forêt. Un exilé de la communauté qui s’est installé dans les bois. Il joue des tours aux villageois et aux chasseurs. Ils perturbent le déroulement habituel des choses. Il est difficile à cerner car instable et imprévisible. Plutôt que la peur, il suscite le questionnement. Pour l’anecdote, Nastassja Martin a elle-même été considérée comme un sorte de Naa’in, les Indiens l’appelant d’ailleurs Nasanaa’in, non parce qu’elle est blanche mais plutôt parce qu’elle est curieuse et qu’elle se ballade en lisère de forêt à des heures inhabituelles. Les Naa’in suscitent un comportement ambiguë chez les Indiens entre la crainte et l’attachement car leur indépendance fascine autant qu’elle rebute. Le Naa’in est comme une espèce d’émissaire de l’instabilité de la nature dont le positionnement oscille entre le monde des hommes et celui de la forêt.

Les Blancs ont tenté de tuer les croyances Indiennes par tous les moyens, mais celles-ci ont survécu dans les histoires de la tradition orale, dans les explications qui sont faites des phénomènes environnementaux ou dans les noms que les indiens se donnent. Ces esprits n’ont rien de mystique, ils servent à réguler les échanges entre les hommes et leur environnement. La question n’est pas de s’interroger sur l’existence des esprits de la forêt mais bien de se demander à quoi ils servent. Comment une cosmogonie riche, complexe et malléable permet à une société et à ses individus de construire leur relation au milieu ? Une mythologie comme celle des Indiens ou des Grecs ne serait-elle pas pratique et efficace pour gérer les crises culturelles actuelles ?

Habiter un nouveau monde

Qu’ai-je appris de mon voyage ? Eh bien, qu’il devenait crucial de repeupler la nature. Non pas d’animaux comme dans un parc planétaire où l’on feint de gérer scientifiquement les quantités de chaque espèce, mais de repeupler la nature d’âmes ou d’esprits, de quelque chose qui fasse courber l’échine. Nous avons besoin d’une croyance qui nous permette de nous réorganiser culturellement.

Pour inventer de nouveaux esprits, voilà peut-être une piste indienne simple et évidente, il nous faut écouter la nature, comme le dit un Gwich’in : « Concrètement les animaux sont les savants de l’environnement – raison pour laquelle on les guette – et pressentent avant les hommes ce qui peut advenir. »[6] Pour habiter les ruines de la modernité, il nous faut réintégrer notre environnement, en redevenir une espèce indigène qui, si elle sait à merveille adapter son habitat à son confort doit à présent utiliser son ingéniosité pour s’adapter elle-même à son environnement. Il s’agit d’habiter le milieu par le milieu et, dans un effort de symétrie, de s’adapter autant qu’on adapte. C’est notre défi, réhabiter notre âme sauvage.

Pour mieux faire comprendre le décalage de point de vue Indien, il faut revenir au point d’incompréhension avec les Blancs. Voilà ce qui paraît inconcevable pour les Blancs quant à la chasse et que raconte un Gwich’in et que commente Nasstaja Martin: « Les animaux se donnent à nous, mais il faut penser à eux pour qu’ils se donnent. Il faut rêver. » Il ajoute toujours à cela ; « Mais c’est du travail, et ça ne marche pas toujours ! ». Il nuance donc toujours son propos en le rendant réversible, ce qui implique qu’il subvertit lui-même ce qu’il vient de dire : il propose une hypothèse forte mais toujours mitigée, non dogmatique. »[7]

Vivre en lien avec la nature c’est un travail, c’est une volonté politique et spirituelle à la fois forte et adaptable. Le déterminisme, le dogmatisme, l’idéalisme Blanc sont des leurres de la pensée objective et matérialiste qui nous éloignent de notre animalité et nous tuent en empoisonnant notre atmosphère. Etre libre et sauvage c’est choisir ce à quoi l’on se soumet. Peut-être que notre monde moderne nous a à présent apporté suffisamment de progrès pour que nous nous mettions maintenant à suivre les Indiens et à accepter la non maitrise.

A partir de là, le monde se conçoit autrement. « (…) Rappelons-nous les mots de Dacho : « Il n’y a que des opportunités. » Toute l’esthétique gwich’in repose sur ce postulat et, comme l’antique homme grec face au dieu Kairos, l’homme gwich’in a trois possibilités quand un animal passe non loin de lui : ne pas le voir ; le voir mais rester immobile ; le saisir. La tension de la chasse tient dans ce choix, dans cet instant, et tous les voyages des hommes, les préparatifs qu’ils font, tous les rêves qui les animent la nuit, sont orientés vers cette confrontation future. Tout le travail consiste donc à permettre à la rencontre d’advenir, à l’occasion de prendre forme : saisir un oiseau au vol, intercepter un saumon en pleine course, acculer un élan distrait, couper la route d’un caribou vagabond. (…) Une rencontre peut être « à propos » ou pas, et c’est la capacité d’en juger qui détermine toute la qualité du chasseur engager dans l’action. »[8] Cette description relate une expérience intime, celle du discernement et du choix au moment opportun. C’est une philosophie, un mode de vie, une politique. Pour rapprocher cette expérience de la notre, c’est ce qui me semble advenir lorsque l’on trouve une bonne idée, un mot juste, un geste adéquat, ce moment où notre présence nous semble en accord avec ce qui nous environne.

Ce voyage chez les Indiens pose un problème fondamental à l’occident, un questionnement auquel on refuse de répondre ou plutôt face auquel aucune croyance n’est encore suffisamment solide et charismatique pour changer les habitudes de la société de la prospérité. Cette lacune est à la racine de toutes les crises actuelles quelles soient identitaires, économiques, artistiques, religieuses ou économiques. Il est temps d’inventer une nouvelle mythologie contemporaine, d’élaborer de nouvelles croyances peuplées d’âmes libres, d’esprits joueurs et de fables mystérieuses, pour redonner vie aux questions essentielles : avec qui habitons-nous sur la terre, que faisons-nous de la terre, que faisons-nous avec la terre ?

 

Winter Is Coming

 

 

PS : Les forêts du Yukon et du parc Algonquin sont en écoute à la Fondation Cartier dans le cadre de l’exposition Le Grand Orchestre des Animaux jusqu’au 8 janvier 2017 ou ici : http://www.legrandorchestredesanimaux.com/fr?gclid=CM3OquKzjs8CFUeVGwodOSUK3w

 

 

[1] Nastassja Martin, Les âmes sauvages, Editions La Découverte, 2016, Paris

Chercheur en anthropologie à l’EHESS

[2] Biz, Mort-terrain, Léméac Editeur, 2014, Ottawa

Ecrivain et rappeur au sein du groupe Québécois Loco Locass

[3] Extrait de : Les âmes sauvages

[4] Extrait de Mort-Terrain

[5] Extrait de Mort-Terrain

[6] Extrait de Les âmes sauvages

[7] Extrait de Les âmes sauvages

[8] Extrait de Les âmes sauvages