
La biennale de Venise a ouvert ses portes il y a quelques semaines. Elle génère une impression étrange, une incertitude profonde, à la fois sur le propos et sur les travaux présentés. On ne sait pas où se pose la question, si c’est sur la profession, sur le processus de projet, sur la société, sur la matière, sur la morale, sur l’ordre du monde ? C’est un peu tout cela à la fois. Mais ce qui l’emporte c’est la sensation d’être coincé dans une certaine « bien pensance ».
Pour dépasser cette sensation de perplexité, j’ai cherché à utiliser un outil d’analyse. Mon point de départ en est le titre : « Report from the front ». Et à nouveau une ambiguïté surgit. La question vient du vocabulaire guerrier. On peut d’emblée noter son passéisme car il n’existe plus de guerre avec des fronts, où des militaires défendraient des frontières. Aujourd’hui les guerres ont des fronts multiples, ce sont des guérillas, des attentats terroristes, des batailles culturelles… Ce titre, « Nouvelles du front » me semble bien romantique.
Ce premier commentaire passé, si l’on cherche à trouver la ligne de front de la biennale, on peut donc utiliser l’outil simple de la frontière en plaçant les choses d’un côté où de l’autre. C’est pratique car cela simplifie les problèmes. Mais est-ce opérant ?
Une foule de question surgit alors devant chaque sujet abordé générant plus de dilemmes que de prises de positions :
– Comment exposer des architectures du quotidien, issues d’un processus participatif, dont le résultat est médiocre mais dont la vertu est grande ? N’est-on pas là en plein angélisme ?
– Peut-on supposer que les riches dominants du monde entier (à l’image du commissaire et des visiteurs de la biennale) sont en train de se rendre compte que les inégalités vont conduire à la guerre et qu’il faut traiter le sujet ? Mais dans le même temps pourquoi ne nous parle-t-on pas des frontières qui sont elles en train de se matérialiser par des murs entre pauvres et riches (en Europe, aux Etats Unis ou en Israël) ?
– Pourquoi sont exposés le musée de la fondation Pinault, réalisé par le starchitecte Tadao Ando et le Musée d’art moderne de Los Angeles par le Prizker Peter Zumthor ? Quel front sont-ils en train de repousser ?
– L’architecture des matériaux simples est-elle le cœur du propos plastique comme l’expose l’intervention à l’Arsenal ? Ce discours sur l’art pauvre est-il actualisé par la haute technologie de l’ETH ou les hangars à drones de Foster, ou par la débauche de moyens mécaniques pour satisfaire une expression libre comme chez Elemental ?
Ces quelques questions sans réponses posent à chaque visiteur celles de ses propres positions, de ses lignes de front personnelles. C’est là que réside le mérite indéniable de cette biennale. Toute l’ambiguïté de son commissaire s’y retrouve. Son œuvre vaut-elle un Pritzker ? Ou bien est-ce une récupération politique car il est la seule star exprimant l’engagement social de l’architecte ? Ou plus cyniquement est-ce une reconnaissance de ses pairs lui octroyant une promotion que l’on ne peut refuser ? Mais est-ce crédible de jouer à Robin des Bois en proposant du « do it yourself » pour les pauvres d’un côté et de l’autre de construire pour l’oligarchie internationale ? Tous ces dilemmes sont le corollaire des problématiques morales. Ces questions poussent à faire un choix forcé entre l’orthodoxie ou le péché, l’architecte prédicateur de la bonne parole ou l’architecte prostitué du capital. Et tout le paradoxe est là, en ces temps de doute sur les fondements de l’ordre capitaliste mondial, le retour à la morale fait vendre.
Revenons à l’outil de la ligne de front qui, après usage, me semble tout à fait inopérant. Entre le bien et le mal, il ne fait que soulever des ambiguïtés. La question du front, en martelant l’incertitude sur sa position, crée le problème de l’existence même de la frontière. S’interroger sur l’essence qui permettrait de faire des frontières donne l’illusion d’une solution, notamment quand l’union devient trop difficile à faire. L’idée d’être en train de guerroyer au front pour la bonne cause sous-entend que nous serions du même côté, celui de ceux qui ont raison, qui pensent juste et qui agissent honnêtement. Si cela est sûrement bien pour soulager les consciences, c’est néanmoins certainement faux. La visite de cette biennale laisse la sensation d’avoir participé à un cocktail mondain pour une œuvre caritative.
Nous tous, visiteurs de la biennale ne sommes-nous pas à l’image du curateur, en doute moral entre la globalisation, le gaspillage, la starification et la crise économique, écologique et sociale ? Cela semble évident et la biennale est là pour en témoigner. Cependant on ne peut que constater que comme dans les sommets économiques, les colloques écologistes ou les forums sociaux, les principaux concernés ne sont pas là. On parle à leur place, qu’il s’agissent des habitants ou des architectes. Car les professionnels qui œuvrent humblement à leur tâche comme des acteurs investis de leur rôle civil ne sont pas exposés à la biennale et n’iront vraisemblablement pas la voir, car ils ne sont pas de ce côté du front.
Posted on 20/07/2016 par Emeric
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