Ice Palace : un avenir architectural sur Saturne ?

Posted on 14/03/2013 par

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AEDIFICAT GLACEI

L’hiver 1740 restera dans les mémoires comme l’un des hivers les plus froids de l’histoire de l’Europe. Cet évènement climatique majeur donne l’occasion à l’impératrice Anna Ivanovna Golitzyne de mettre en scène un show de freaks glacé. Elle ordonne la construction d’un Palais des Glaces éphémère à Saint-Pétersbourg pour célébrer les noces d’un de ses bouffons avec l’une de ses servantes.

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Des blocs de glace sont élevés par des grues et cimentés par de l’eau qui, dans ces conditions climatiques extrêmes, gèle instantanément. Frontispice, châssis, fenêtres, vestibule apparaissent dans un matériau transparent bleuâtre laissant pénétrer la lumière de toute part.

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Les unités de mesure employées pour construire ce palais sont d’une complexité qui frôle l’absurde. « Dans le plan, chacune des plus petites divisions de cette échelle vaut 4 Verschoks, dont 16 font 1 Arschine, ou une aune de Russie ; les suivantes divisions de moyenne grandeur valent chacune 1 Arschine, dont 3 font une Sagène, dont chacune contient exactement 7 pieds de Londres. » L’éditeur précise en bas de page : « Une Sagène vaut trois Arschine ou douze tchetvertis ou sept pieds anglais – soit 2,13 mètres. » (Nous voilà rassurés).

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Férue de monstres de foire, d’horoscopes, d’animaux exotiques et de nains, l’impératrice prend cet évènement comme prétexte à se faire construire un cabinet de curiosités temporaire, très en vogue chez les puissants de l’époque. La cérémonie rassemble éléphants et canons à glace. Des représentants de peuples exotiques défilent en costumes folkloriques dans de grands fastes pyrotechniques. Ce défilé d’animaux, d’instruments de musique, d’armes ou d’outils exhibés en grande pompe évoque un musée des arts et traditions populaires à ciel ouvert.On pense aux fêtes opulentes qu’aimait donner Louis XIV dans son chateau et ses jardins à Versailles.

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Mais l’histoire du Palais des Glaces est relaté par un scientifique et météorologue : George Wolfgang Krafft.

Son titre kilométrique décrit bien l’ambition savante de l’ouvrage : « Description et représentation exacte de la Maison de Glace construite à Saint-Pétersbourg au mois de janvier 1740, et de tous les meubles qui s’y trouvent ; avec quelques remarques sur le froid en général, et particulièrement sur celui qu’on a senti cette même année dans toute l’Europe – Composé et publié en faveur des amateurs de l’histoire naturelle. »

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Le changement de ton est flagrant. Exit l’excentrique ou l’exotique. Wolfgang Krafft s’intéresse à la valeur scientifique et expérimentale de la construction du Palais des Glaces. En contre-pied des festivités baroques souhaitées par l’impératrice, le ton du météorologue est on ne peut plus sérieux. Il ne fait aucune mention des noces bouffonnes ni de la parade excentrique… Le Palais des Glaces est avant tout un monument célébrant un évènement climatique hors-norme.

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Les XVIIème et XVIIIème siècles sont marqués par des progrès scientifiques majeurs. Dans le domaine de la physique, l’invention du thermomètre révolutionne le rapport au climat. Wolfgang Krafft s’en donne à coeur joie et multiplie les relevés thermométriques et les observations empiriques. Le thermomètre est pour lui un moyen de « transmettre à la postérité la connaissance assez exacte du degré de la froideur ou de la chaleur. » On assiste aux balbutiements des sciences climatiques et Krafft tente même des premières conjonctures pour ouvrir le champ des prévisions météorologiques. Il retrace une histoire des hivers les plus rigoureux et remarque qu’ils semblent arrivent de manière périodique, environ tous les 30 ans.

Wolfgang Krafft est fasciné par la nature physique du matériau glace et les changements d’états qu’engendre la température sur différents matériaux cobayes. Il fait geler successivement de l’eau salée, de l’eau bouillie, de l’eau crue, de la bière, du vin. Il ajoute des ingrédients et en retire.Il évalue la qualité de la glace obtenue : épaisseur, transparence, nombre de bulles, résistance, etc.

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La glace possède de nombreuses qualités constructives que relève Krafft : solidité, transparence, noblesse. Mais elle est une matière éphémère, le soleil est son pire ennemi.

Dès 1610, Galilée a observé la planète Saturne. Entre la science et la fiction, Krafft évoque alors une possible vie sur cette planète. Saturne devient une métaphore étrange de l’empire russe : lointain, immense et froid. Et si en effet des gens habitent sur Saturne, ils doivent ériger leur bâtiments au moyen de cet extraordinaire matériau qu’est la glace.

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Sur Saturne (ça tombe bien), il ne fait pas froid seulement tous les 30 ans, mais il règne un froid continuel de par son « éloignement prodigieux » du Soleil. « Que s’il y a des habitants dans cette planète, et que la nécessité les oblige à se construire des habitations, il est à croire qu’il les bâtiront de leurs pierres fusibles, je veux dire de notre eau qui leur sert de marbre. »

Description et représentation exacte de la Maison de Glace construite à Saint-Pétersbourg au mois de janvier 1740…, George Wolfgang Krafft, éditions B2, 2011

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Un avenir architectural sur la Lune ?