
Je côtoie depuis quelques temps la bête noire des chantiers : le maçon de papier. Il est poli et presque sympathique. Il joue l’humilité à merveille maîtrisant presque la technique des grosses pupilles du Chat Potté. Le maçon de papier est un bon gaillard. Ingénieur de formation, pour lui tout est carré, il connaît son CCTP par coeur (Je ne dénigre pas, je suis ingénieur). Il est capable de citer tous les paragraphes qui justifient son devis n°42bis. Car si le marché est global et forfaitaire, il y a plein de choses qui ne sont pas dues, de son point de vue. Et là dessus, il a toujours raison. Car derrière lui, ils sont trois à tout vérifier et tout justifier. Il y a son conducteur de chantier, son ingénieur d’étude et son chiffreur.
Mais il faut le comprendre. Son entreprise lui a refilé un dossier tout pourri qu’elle a obtenu en répondant au plus bas. Et maintenant, c’est sur lui que tout repose. Il doit trouver des économies partout pour limiter la casse et peut-être rendre l’opération rentable.
Résultat : vous avez gagné un abonnement à COURRIER RECOMMANDE ! Bimensuel passionnant que vous pourrez lire avec délectation car c’est vachement bien écrit par toute l’équipe du maçon. En plus c’est la seule gazette à laquelle vous êtes obligé de répondre point par point. Cet abonnement va vous coûter super cher en temps passé et durera 1 à 2 ans.
Dans COURRIER RECOMMANDE, vous ne pourrez qu’admirer la finesse dans l’épluchage des plus petites incohérences entre les pièces écrites et graphiques, la rigueur de la vérification des quantitatifs et l’ingéniosité le montage des devis. Par exemple, pour faire un carottage, il n’y a pas un prix forfaitaire mais une décomposition par poste. Et là, on a l’impression d’assister à une scène au ralenti. Pour faire un trou dans un mur en béton, il y a d’abord la prise en compte administrative, puis l’étude de BA, le forfait pour déplacement du carotteur, le carottage en lui-même, la dépose de la carotte, son découpage et son retrait. En somme, la prestation qui coûte 250€HT sur le chantier d’à côté, vous est facturée 2499,17€HT. C’est beau !
Mais l’humble maçon, qui revendique son intégrité exemplaire car « il ne fait qu’exécuter son marché à la lettre », a ses limites. Car il sait qu’il existe deux mondes, celui de la parole et celui du papier. Alors, il dit des choses et fait des promesses mais il n’exécute rien si ce n’est pas écrit. En fonction de l’expérience, il sait plus ou moins bien contenir ses expressions de visage. Le plus expérimenté sait paraître impassible, voir être convaincant, mais le jeune sorti d’école n’arrive pas encore à retenir son sourire qui comme Pinocchio laisse poindre l’entourloupette.
Il vous assure, droit dans ses Caterpillar :
-« Ok, ça je vous le fait, y a pas de soucis. »
La semaine suivante :
– « Bah! Vous n’avez pas pris en compte la réservation comme on l’avait convenu la dernière fois? »
– « Ah, bah, je suis désolé, ça aurait dû être fait mais je pense que votre demande n’a pas été ajoutée dans les plans de synthèse ou n’a pas été validée par tous les lots technique, le bureau contrôle, votre bureau d’étude structure et le notre… »
– » Je le sais bien sinon je ne vous aurais pas demandé de prendre ça en compte en direct sur le chantier avant que vous couliez ! »
– » Ah… Désolé. Mais c’est pas grave, on vous fera un devis de carottage pour le lot qui a oublié cette réservation. »
-« Ok, super, Pinocchio… »
Parfois, et ça fait bien plaisir, vous trouvez une petite phrase du CCTP qui contredit les dires du maçon et le force à obtempérer. Et là, alors que ça fait trois réunions de suite qu’il vous soutient qu’il ne doit pas le rebouchage des réservations, il ne parle plus du sujet. Il fait sans rien dire. Mais bon, ça n’arrive pas souvent…
Le plus dommage avec ce type de maçon c’est qu’on ne parle plus jamais du projet, de la construction, de la mise en oeuvre, de tout ce qui rend notre boulot intéressant. On est juste stressé comme pendant un épisode de The Shield. A chaque fois qu’on a un échange, on pense au monde parallèle de la vérité du papier. On analyse ce qu’on va dire, avant de le dire et après l’avoir dit. C’est comme si on avait un petit juriste sur l’épaule qui répète en boucle : « Tout ce que tu va dire sera retenu contre toi. » « Tout ce que tu va mettre dans ton compte rendu sera contesté. » « Demain, ils feront un état des lieux avec un huissier pendant ton absence »…
Le plus affligeant là dedans, c’est que le maçon de papier a l’air triste. Quand, après une énième réunion où vous avez cherché à trouver une solution technique qui convienne à tout le monde, il conclut par :
– « Ok, ça marche ! C’est une modification, je vous fais suivre le devis ? »
Vous lui demandez :
– « Mais vous n’avez pas envie de faire votre boulot d’ingénieur et de construire plutôt que de faire de la paperasse ? »
Il répond d’un air résigné :
-« Mon métier c’est justement de faire de la paperasse. »
-« Wahou… »
Posted on 13/01/2012 par Emeric
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