Ton univers impitoyable

Posted on 13/12/2013 par

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Travaillant en ce moment comme partenaire non-officiel sur un projet de restructuration à plusieurs dizaines de millions d’euros de travaux, je suis présenté comme un chef de projet. N’étant qu’un interlocuteur de second rang, je suis à mon aise pour observer la situation.

Nous sommes une dizaine par réunion dont la moitié à ne servir à rien. Au tarif horaire, cette réunion doit coûter autour de 3000€/h. Il y a autour de la table, 3 personnes pour le commanditaire/investisseur, 2 pour l’assistant à maîtrise d’ouvrage, 2 pour l’agence de communication, 2 pour le bureau d’études environnementales et 2 pour l’agence d’architecture. Toutes les cervelles sont orientées vers un objectif majeur, enjoliver le produit, qui est laid et vieux. Il faut donc mentir juste ce qu’il faut pour rester cohérent avec la stratégie : c’est pas cher et c’est pas si moche. A charge pour les graphistes et les architectes de formaliser ce discours dans une plaquette séduisante.

Le premier argument du produit est sa qualité écologique. En fait, c’est son principal défaut ! L’immeuble n’est plus aux normes. Mais en changeant le système de rafraîchissement, les experts du bureau d’études environnementales peuvent afficher, comme le ferait une agence de notation, que le label « SUPER BIEN » est atteint. Pour consolider le discours, on retire d’abord les cibles environnementales non atteintes et ensuite on place le curseur de qualité sur une échelle correspondant à nos objectifs et non sur l’échelle globale du référentiel, comme ça on confirme avoir atteint 100% de notre cible. On propose ainsi un « trois étoiles » écologique ! (sur cinq). A mon avis, une autre stratégie pourrait être de vendre l’immeuble comme un produit recyclé, ce qui serait en définitive la manière la plus écologique de le présenter. Cependant, comme la notion de recyclage n’est pas encore dans l’air du temps, on préfère rester sur la quête des labels.

Deuxième argument, le plus produit de notre immeuble, est d’offrir un super rendement entre la surface louée et la surface utile car il mesure 12m de large et non 18m comme cela se fait aujourd’hui (parce que c’est moins cher). Notre vieil immeuble a la qualité du vintage. Il est plus agréable à vivre que ce qui se fait actuellement car tous les espaces sont en 1er jour. Pour traduire cet avantage qualitatif en avantage quantitatif, il faut mettre cela en chiffres. Et là, c’est Excel qui rentre en jeu ! Il faut habilement affecter les surfaces des locaux supports dans la surface brute à louer et non dans la surface utile nette. Là où les bâtiments de 18m afficheront un rendement de 75%, notre vieux 12m dépassera les 85%!!!

Troisième argument, l’image rajeunie du bâtiment. Pour cela, on utilise le paysage, les abords du bâtiment, car on ne peut pas reprendre les façades dans le budget travaux. L’immeuble est plongé dans une forêt par la technique de la moumoute verte. Elle consiste à planter, grâce à photoshop, une multitude d’arbres, à dérouler des pelouses à coup de textures, à étendre des massifs floraux au tampon et à copier/coller des corolles vue du ciel. L’effet final saisit les clients qui trouvent cette vue débordante de verdure, particulièrement séduisante. Ce n’est plus un immeuble de périphérie mais un jardin bucolique et duveteux.

\.psfagencePARC AFFAIRESNBU - Nanterre Bureau UBS3-PRODUCT

Quatrième argument, le planning travaux. Comme on doit oeuvrer dans un site occupé, il y a un savant jeu de chaises musicales à mettre en place, résultat, deux ans de mélodie de perceuses pour les locataires actuels. Ça fait tache dans la plaquette. Le client, avec l’accord de son AMO réduit les interventions d’un an. « On expliquera la rallonge réelle du planning avec des surprises sur le chantier, des retards d’entreprise et une indigestion de la grand-mère. » annonce-t-il. « D’abord on gagne le marché et après on se débrouillera avec tout ça. »

Le client rappelle à toute l’équipe que le plus important c’est de passer le premier tour. Il faut se mettre à la place des consultants (débutants) qui vont cocher des cases. Il faut leur pré-macher le travail et faire en sorte que notre offre corresponde au maximum à leur grille d’analyse. On doit donc faire de la paperasse pour que ceux qui traitent la paperasse fassent suivre le dossier jusqu’aux décideurs. Ils se feront, eux, leur propre idée, sans lire l’analyse. Car pour décider, une seule chose compte, le rapport coût du loyer/paix sociale.

Enfin le dernier stratagème, c’est le vocabulaire. On chasse les mots anxiogènes. On retire les phrases de constat sur l’état de l’existant pour n’annoncer que les travaux d’amélioration prévus. On retourne les phrases négatives en propositions affirmatives. Le discours prend forme. Le produit n’a bientôt plus que des qualités. A force, on finit tous par être convaincus aussi ! On tient la corde avec notre immeuble rustique et pas cher !!! Il est doué ce client.

On oeuvre finalement tous pour la cause avec un certain plaisir. Des millions sont en jeu. C’est ainsi que se construit le discours des dominants. Tout le monde se ment, les experts, les communicants, les concepteurs, les investisseurs et c’est plutôt drôle. On produit plein de paperasse  pour que tout se décide finalement entre dirigeants, luttes de pouvoirs internes et somme à payer en bas de la page. La morale est sauve car une petite voix rappelle à chacun que si l’on ne ment pas, un autre le fera et remportera le marché. Alors on fonce ! L’argent ça ne se fait pas avec des vérités mais avec des convictions bien crédibles, ficelées avec beaucoup de jus de cerveau, plein d’experts, des labels, des établissements reconnus, c’est tout un système.

Au sortir de cette réunion, au pied de l’immeuble, entre les costumes et les tailleurs, passent dans la rue, une Ferrari et une Bentley…

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